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  • elenahoye1

Question de Voca. La Malterre

Dernière mise à jour : 9 janv. 2023

Si je vous demande de fermer les yeux, quelle image vous vient à l’esprit quand j’évoque la Malterre, cette terre maltraitée par les hommes, reflet de l’état d’une société qui s’est tellement coupée de son environnement qu’elle est en train de le tuer? Quels sont les échos dans votre vie, de quelles manières pouvez-vous apercevoir cette perte de connexion avec le Vivant, avec le rythme de la nature, ce sentiment de vide, d’être isolé, différent?

Dans la série des mots nouveaux pour décrire le monde, je demande The wasteland, la malterre, qui est un mot qui existe en anglais, mais que j’ai réinventé en français pour la traduction du livre de Sharon Blackie, Femmes enracinées, femmes qui s’élèvent1. L’article sera donc centré sur la façon dont Sharon utilise “the Wasteland.” C’est un des mots-clés du livre,et quand j’ai voulu le traduire en français, j’ai hésité… Il y avait bien des mots qui s’en approchaient; terrain vague, friche… mais ils ne correspondaient pas à la force de l’image évoquée par the wasteland, ni à ce double mouvement, extérieur bien entendu, mais aussi intérieur, car dans l'acceptation de Sharon, la Malterre s'est aussi nichée en nous.


“La Malterre nous détruit de l’intérieur et de l’extérieur. Au lieu de suivre nos instincts, au lieu de trouver ce qui nous donne de la joie, ce qui fait chanter notre coeur, nous passons la majeure partie de notre vie à tenter de plaire à d’autres, nous rétrécissant pour rentrer dans leur cases, vivant depuis la tête plutôt que depuis notre intuition de ce qui nous ferait du bien. Suivre ces conventions, vivre ces vies arides si ”convenables” tue tout ce qui est vivant et vibrant à l’intérieur de nous. Nous pouvons posséder les choses les plus chères, voir un boulot et un statut social reconnus, nous pouvons sculpter nos corps sur les machines les plus perfectionnées, sans un sentiment de connivence avec le monde, nous nous sentons vides, car il manque du sens dans nos vies. Oui il y a bien quelque chose de pourri dans le cœur mécanisé de cette Malterre, et même si nous ne voulons pas le reconnaître, une part de nous en a bien conscience. (...) Nos racines saignent, car pour adhérer à la Malterre, nous nous coupons du rythme des saisons, du cycle de l’année, du monde naturel. En perdant notre connexion à la terre, aux autres habitants de la planète, alors, au sens le plus profond, nous nous perdons nous mêmes…”2



Cela m’a interpellée: qu’est-ce que cela dit de notre société, si nous n’avons même pas de mot pour évoquer cette réalité en français? Ne pas nommer les choses, c’est l’étape évidente pour les reléguer au rang d’ombres cachées au fond du tableau… Ne pas nommer, c’est ne pas donner de réalité. Et une des raisons qui font qu’il me semblait urgent de traduire l’oeuvre de Sharon, c’est sa capacité à dire les choses: pour sortir de la Malterre, encore faut-il avoir conscience que c’est le monde dont on a hérité! Et si on ne le nomme même pas, on a encore un sacré bout de chemin à parcourir pour tenter d’en sortir!


Alors, je me suis mise en quête. J’ai cherché dans les archives: sûrement, quelqu’un l’avait déjà traduit… Oui, par exemple dans le poème de TS Eliot dont parle Sharon dans le livre. L’oeuvre s’appelle The wasteland, en français, Les terres vaines. C’est un choix poétique de traduction, mais vu le nombre de fois que le mot était présent dans l’ouvrage, je ne pouvais pas envisager de mettre “les terres vaines” à chaque fois, surtout que cela n’évoquait pas une image mentale claire pour moi. Je suis allée puiser dans la romance arthurienne, dont est tirée l’idée, et l’image et dans le vocabulaire du moyen-age. Et en effet, le terme existait au moyen-âge: il s’agissait des Terres Gastes. Tout enthousiaste, j’ai testé l’idée sur mes lecteurs, et ça n’a pas du tout fonctionné. Dépitée, j’ai continué à chercher, et au milieu d’une nuit, je me suis réveillée en criant: La Malterre.


C’était évident: comme on a la malbouffe, on peut avoir la malterre… Et le terme évoque immédiatement cette notion de quelque chose qui n’est pas forcément horrible à voir, mais qui a été pourri en dedans, par la façon dont les hommes l’ont utilisé et perverti.


La malterre: en nous et autour de nous


Ressentir la Malterre, se poser la question de ce qu’elle évoque pour nous n’est pas une question facile… Et il n’y a pas de bonne réponse! Mais je pense qu’on se doit cette honnêteté, et que même, parfois, cette prise de conscience peut nous permettre de faire un premier pas vers une reconnexion avec nous-mêmes et avec le monde. Et aussi dur que cela soit, c’est un travail vital si on veut changer notre histoire et l’histoire de notre rapport avec le monde qui nous entoure, pour sortir de la Malterre. Et les images qui ont défilé dans nos têtes sont aussi souvent des indices sur ce qui, en fait, nous enchante le plus, les causes qui nous tiennent le plus à coeur!


La Malterre ne se présente pas forcément comme une décharge, même si bien sûr c’en est un exemple fort. Par exemple, cet été, je suis passée dans les champs de la Beauce, qui sont appelés “le grenier de la France”. Pas forcément l’image de quelque chose de gâché, à première vue. Et pourtant, en voyant ces immenses étendues de terre mis à nu, morte, ces gigantesques systèmes d’arrosage qui strient le ciel de gouttes perdues en pleine sécheresse, ces lignes haute tension qui quadrillaient le paysage, ces pauvres carrés de forêt remplis de balles perdues et ces tracteurs automatisés, j’ai ressenti une impression de désolation. Certains voient pourtant dans ce paysage une impression d’abondance et de profit. Moi, j’y ai vu la Malterre.


Pour Sharon, la répression de la nature et du féminin vont de pair. Et la malterre reflète aussi cette double négation de la nature et du féminin.

“Ce n’est pas un hasard si la suppression systématique du féminin s’est accompagnée non seulement de la dévaluation de tout ce qui était sauvage et instinctuel dans nos natures, mais aussi de la destruction de nos écosystèmes naturels. Nous avons tourné le dos il y a longtemps à la planète qui nous donne la vie. (...) Cette coupure avec la nature génère un profond sentiment d’anxiété, de désespoir latent,d’autant plus que nous vivons dans une société dont les normes ne conviennent pas à la majorité des femmes et à un nombre croissant d’hommes. 3






1,2,3: Femmes enracinées, femmes qui s’élèvent, 2021, éditions Véga

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